Depuis de nombreuses années, la vidéo s’est imposée comme le moyen le plus sûr et le plus efficace pour enregistrer des images en mouvement. Immédiate, elle permet une saisie très économique du réel dans n’importe quelles conditions et, par son extrême plasticité, se prête à toutes sortes de manipulations. Techniquement, il n’y a pas le moindre hiatus entre l’intention et la réalisation, tous les repentirs sont possibles au point que l’illusion d’une entière disponibilité du réel à se laisser capter docilement a fini par s’imposer.
Pourquoi Rebecca Digne a-t-elle au contraire choisi de tourner ses films en 16 mm ou en Super 8 ? La construction artisanale de ses films, le minutieux travail sur la pellicule elle-même, engagent à la fois une temporalité et une proximité avec l’image que la vidéo prohibe — ce sont à l’évidence deux données pour elle essentielles et qui s’imposent sans délai au spectateur. Sur le mur d’un espace d’exposition se déploie une image qui d’abord semble fixe : une jeune femme, tournée vers la caméra, regarde le spectateur avec dans ses yeux une étrange expression d’inquiétude ou d’effroi (Kino-Peinture, 2008). Dans un deuxième plan, plus large, où elle conserve la même attitude, on découvre qu’elle est assise seule dans un cinéma dont l’écran reste vierge. Le troisième et dernier plan, où le cadrage est à nouveau resserré, rend son regard plus intense encore et l’on note les discrets indices de sa respiration. Puis ces trente secondes recommencent dans une boucle infinie qui accuse l’insistance de la scène et l’expose à une usure toujours plus périlleuse.
Tandis que, dans la tradition cinématographique, le montage répond avant tout aux impératifs de la narration, il est ici employé pour scander les pulsations d’un instant libre de toute détermination psychologique ou théâtrale. Si pourtant on perçoit une tension anxieuse dans ce beau visage tendu vers un hors-champ dont nous sommes les protagonistes exclusifs, elle est uniquement due à la confrontation des regards : celui d’un sujet qui regarde sans voir et le nôtre, contraint à en considérer les plus infimes vibrations. Par leur conception et leur destination, les films de Rebecca Digne s’inscrivent de plain-pied dans la dimension perméable de l’art contemporain. Ses références et préférences, cependant, vont à un certain cinéma, celui de Dreyer ou de Bresson parmi d’autres, dont elle renouvelle l’aspect rituel et sacré de façon explicite dans Jeanne (2007) ou Cérémonie du Thé (2009). À la déréalisation du rapport à la représentation, Rebecca Digne oppose avec grâce et patience la rémanence de l’image qui doit trouver à s’inscrire dans notre mémoire.
Alain Cueff
Catalogue du 55ème Salon de Montrouge / Mai 2010